
La Syrie doit-elle devenir une démocratie?
Le régime d’Assad est tombé, comme un château de cartes, dans une liesse populaire. J’ai pleuré et célébré aux côtés des Syrien·nes de Lyon, dimanche 8 décembre 2024. Nous pleurions l’exil, les martyrs de ces années de plombs et de sang et rêvions d’un avenir meilleur. Mais très vite, une peur m’a saisie.
Et si cette victoire n’était qu’une étape avant une nouvelle séquence sanglante ?
Et si espérer une paix durable et une justice pour tou·tes était encore une fois un rêve brisé ?
Et surtout, est-il possible d’imaginer une Syrie où chacun·e trouve enfin sa place ?
La Syrie est une mosaïque ethnique, culturelle et religieuse, comme le rappellent intellectuel·les, militant·es et expert·es de ce pays. C’est seulement en prenant en compte cette caractéristique que l’on pourra penser une transition démocratique. Pourtant, vouloir appliquer la démocratie à ce pays soulève une incohérence profonde. La démocratie, c’est le pouvoir de la majorité. Mais que fait-on des minorités dans un pays où elles sont si nombreuses et diverses ?
Le régime des Assad incarnait l’autocratie : le pouvoir absolu d’un seul. Pendant des décennies, ce pouvoir s’est imposé par la terreur et la répression. Palmyre et Sednaya, ces noms évoquent des lieux qui symbolisent la cruauté de ce règne. Des lieux de tortures et d’exactions, piliers de la gouvernance par la terreur de cette dynastie.
Alors, quelle alternative ?
La réponse ne peut pas être le pouvoir de la majorité, car il risquerait d’écraser les minorités. Nous avons besoin du pouvoir de tou·tes.
Et si la sociocratie était la solution ?
La sociocratie propose une gouvernance véritablement inclusive, fondée sur quatre principes simples :
1. L’équivalence : Chaque voix compte de manière égale.
2. Le consentement : Les décisions se prennent en écoutant et en répondant aux objections, plutôt qu’en imposant une majorité.
3. L’élection sans candidat : Les responsabilités sont confiées à des personnes choisies pour leurs compétences et leur confiance, et non pour leur capacité à séduire les foules.
4. Le double lien : Les cercles de décision sont connectés, pour que les décisions locales nourrissent les priorités nationales, et vice-versa.
Ce modèle repose sur une idée clé : le pouvoir partagé renforce la cohésion, là où le pouvoir concentré divise.
Mais il ne s’agit pas d’imposer à la Syrie un modèle tout prêt, encore moins un modèle occidental, leur permettant enfin de se civiliser. La sociocratie n’est pas un produit à plaquer, mais une méthode qui repose sur des principes adaptables et universels, laissant chaque société libre de créer son propre chemin. Ces principes rejoignent d’ailleurs la tradition prophétique dans sa pratique de la Shura et l’idée qu’on ne donne pas le pouvoir à ceux qui le veulent le plus.
L’expérience kurde de la Rojava : une source d’inspiration ?
Un exemple récent et local illustre les possibilités d’une gouvernance alternative en Syrie : l’expérience de la Rojava, dans le nord-est du pays. Cette région, à majorité kurde mais incluant également des Arabes, des Assyriens, et d’autres groupes, le pouvoir est organisé autour de conseils locaux, où les communautés prennent leurs décisions par consensus ou par consentement. Ces conseils, interconnectés par des structures régionales, fonctionnent selon des principes proches de la sociocratie : égalité de participation, rotation des responsabilités, et représentation équilibrée des différentes composantes ethniques et religieuses. L’égalité des genres est également un pilier central de cette gouvernance : chaque institution est dirigée par un binôme homme-femme, et les femmes disposent de leurs propres organisations pour garantir que leurs droits et voix soient respectés.
Bien sûr, le contexte de la Rojava est unique, avec ses propres défis, notamment les pressions militaires, économiques et politiques. Mais cette expérience montre qu’il est possible de construire une gouvernance inclusive et participative, même dans une région marquée par des décennies de conflit.
Reconstruire la Syrie, autrement : des exemples pour inspirer
D’autres expériences de gouvernance, pourraient inspirer la nouvelle Syrie, tout en tenant compte de leur contexte spécifique de mise en oeuvre :
Assemblées citoyennes locales : Mettre en place des cercles locaux dans chaque village, quartier ou ville, où les citoyens discutent des projets et priorités de leur communauté. Ces assemblées permettraient à toutes les voix d’être entendues, y compris celles des minorités religieuses, ethniques ou marginalisées. Inspirées des conseils communaux au Venezuela, ces assemblées pourraient décider de l’allocation des ressources locales, comme la reconstruction d’écoles ou d’hôpitaux, tout en transmettant leurs priorités à des cercles régionaux.
Un double lien entre niveaux locaux et nationaux : Chaque cercle (local, régional, national) serait connecté par un système de double lien : un·e représentant·e élu·e transmet les priorités locales à l’échelle supérieure, tandis qu’un délégué garantit que les décisions nationales respectent les réalités locales. Ce principe, utilisé dans des entreprises sociocratiques, peut éviter que les décisions centralisées ne deviennent déconnectées des besoins réels des populations locales.
Des budgets participatifs : À l’échelle régionale ou nationale, les citoyens pourraient être impliqués dans la répartition des budgets publics. Comme cela a été fait dans des villes brésiliennes (Porto Alegre), la population pourrait décider des investissements prioritaires pour la reconstruction, que ce soit les infrastructures, l’eau ou l’énergie.
Des leaders élus par consentement : Les responsables politiques ou administratifs seraient élus localement par consentement, sur la base de leurs compétences et de leur confiance, et non par des campagnes électorales coûteuses ou polarisantes. Inspiré des pratiques internes de certaines coopératives en Europe, où les leaders sont choisis à l’unanimité après discussions dans des cercles décisionnels.
Un modèle pour la Syrie, par les Syrien·nes
Ces exemples montrent comment les principes sociocratiques pourraient inspirer une gouvernance plus inclusive et respectueuse des différences. Mais il est essentiel de rappeler que la Syrie doit inventer son propre modèle, fondé sur son histoire, sa culture, et ses aspirations collectives.
La sociocratie n’est pas une recette magique, mais une invitation à construire un système où le pouvoir appartient réellement à tou·tes. C’est une méthode qui respecte la diversité et rejette l’imposition d’un modèle unique, qu’il soit occidental ou d’ailleurs.
En ce sens, c’est aussi un message fort adressé à ceux qui caricaturent encore ce pays et sa population. La Syrie n’a pas besoin qu’on lui impose un modèle venu d’ailleurs sous prétexte de « civiliser » une nation meurtrie. Elle a besoin de temps et d’outils pour faire émerger un système où chaque voix, chaque communauté, et chaque minorité trouve sa place.
Alors, la Syrie doit-elle devenir une démocratie ? Ou bien une pionnière d’un modèle qui réconcilie le pouvoir et la diversité ?
Au-delà de l’opposition entre autocratie et démocratie, et en s’inspirant d’expériences d’ initiatives participatives à travers le monde, il est possible de tracer une voie nouvelle, où chaque voix trouve sa place et où le pouvoir appartient réellement à tou·tes.
Cet article n’est donc pas une réponse définitive, mais une contribution à un débat nécessaire. Si la sociocratie n’est qu’une idée parmi d’autres, elle nous invite néanmoins à élargir notre horizon et à penser la gouvernance autrement.
Ensemble, nous pouvons dépasser les cadres existants pour rêver – et construire – un futur plus juste et plus inclusif.
Khadidja LAHLALI
10 décembre 2024